Je fais des rêves de boyaux et de poumons, d’éventrations et de chairs disloquées. Je vois mon corps inerte, défoncé, troué, tuyauté. Je fais des rêves de gras, de cette masse immonde et dure qui remonte vers ma gorge pour m’étouffer. Je vois mon ventre se soulever comme habité par le malin, m’envelopper, me serrer. Je me rappelle cette scène dans ce bouquin, ce découpage sauvage de bourrelet au cran d’arrêt, pour en finir avec la souffrance de porter cette peau supplémentaire, cette armure de chair. Je vois la baignoire pleine de sang et les boudins coagulés sur le carrelage blanc souillé. Mon corps me travaille, c’est l’angoisse, j’ai l’habitude, les douleurs dans le ventre, dans le dos, dans les bras, mais le corps des autres commence à m’obséder. Sans doute parce que j’ai par moment la certitude de ne plus jamais plaire, de ne plus jamais faire bander. De regarder les autres vivre, noyée dans la jalousie grasse, de n’être que celle à qui on confie, celle avec qui on s’oublie. J’ai oublié comment on plaisait. Les rouages et les yeux doux. Je ne sais plus tenir la main d’un autre. Je ne sais plus quoi écrire ou quoi dire pour manifester correctement mon désir. Mon décodeur est cassé. Je vois le sexe et le rejet, les autres déclinaisons me semblent trop floues pour être interprétées.
Alors je me replonge dans ce rêve, le même depuis toutes ces années. Le même depuis que j’ai compris que je trainerais toute ma vie mon état de grosse comme un boulet. Qu’il me faudrait en rire trop fort, le justifier, le porter à bout de bras, le faire exister. Ce rêve d’être quelqu’un d’autre. De me réveiller un matin dans la peau de cette fille normale. Ni trop ni pas assez. Ce rêve de n’être pas toujours celle qu’on repère au diamètre de son cul ou de son décolleté. Celle qui ne vit pas avec l’angoisse de ce qu’elle porte à sa bouche, trop gras, trop salé, trop sucré, celle qui vit sereine dans son jean, sans en déborder. C’est le rêve de l’adolescente moche qui veut impressionner ses potes de lycée dix ans après. Celle des séries américaines, celle qui passe sur le billard et qui s’invente une autre personnalité pour enfin les épater. Je me perds dans cette illusion un peu glauque que ca va m’arriver. J’arrive dans ce bar et personne ne me reconnaît. Pourtant c’est bien moi, rien n’a changé à l’intérieur, les mêmes doutes et les mêmes peurs. J’ai juste une plastique convenable. Je suis quelqu’un de non-remarquable. Je peux parler aux gens sans m’inquiéter de leur jugement. Je peux parler moins fort. Je peux rire moins gras. Je peux chuchoter. Je peux m’asseoir sur ses genoux sans avoir l’air d’un hippopotame de dessins animés.
Alors pourquoi tu ne maigris pas putain de ta race ? Pourquoi c’est si compliqué ? Je ne sais pas. J’ai des réponses, des tas. Mais pas une seule qui soit vraiment honnête ou vraiment documentée. Je ne sais pas. J’ai maigri. Des tas de fois. J’ai perdu des centaines de kilos. Que j’ai repris. Religieusement. A chaque fois. Je sais me restreindre. Je sais compter les calories. Je connais les semaines entières avec 1 pomme à chaque repas, un yaourt 0% en cas d’évanouissement. Je connais les diètes longues qui n’en finissent pas, les semaines à -340 grammes où ta diététicienne te félicite comme si tu venais de gagner les Jeux Olympiques. Je connais le bonheur de s’enfoncer deux doigts bien profond dans la trachée quand je me sens coupable d’avoir trop mangé. Je connais le bonheur pervers de pouvoir gerber sur commande, dans n’importe quel chiotte, dans n’importe quelle baignoire, sans un bruit, sans qu’on le devine. J’ai vu chez les autres les désastres des anneaux et des chirurgies bariatriques. J’ai vu les gens changer, la peau pendre, des mariages se briser. J’ai vu des gens réussir, c’est vrai, mais pas assez pour qu’ils ne me donnent envie de me lancer. Et puis j’ai peur, peur de me faire ouvrir le bide et de ce qu’on pourrait trouver à l’intérieur de moi, comme si la couche de gras scellait quelque chose de plus grave. Je suis confite à l’intérieure de moi.

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